Emmaï Dee (Bagarre) : Interview

En l’espace de quatre ans Bagarre s’est imposé naturellement et progressivement dans le paysage musical français.

 

Emmaï Dee (Bagarre) : Interview
Bagarre – © Pe Testard – De gauche à droite : Emmaï Dee, Mus, Majnoun, La Bête, Master Clap

 

En 2014 et avec l’aide de leurs potes Rouge Vinyle ils sortaient leur tout premier EP ‘Bonsoir, nous sommes Bagarre’, avant de signer l’année suivante chez Entreprise (Fishbach, Grand Blanc). Ils dévoilaient alors un second EP ‘Musique de Club’, petit manuel de référence où se dessine véritablement la philosophie du groupe : cinq morceaux illustrés par cinq clips – un pour chaque membre.

Ce sont là les fondements mêmes de Bagarre : un « club » à cinq têtes (Mus, Emmai Dee, Majnoun, La Bête, Master Clap) où chacun existe, au même degré. L’envie mutuelle de se retrouver pour jouer, danser, parler, défendre des idées, vivre.
En découle une « musique de club », où plutôt une « chanson de club » qui se traduit par un besoin urgent de parler, tout en dansant. En bref : une musique à texte, mais de club.

Trois années et une ribambelle de tournées plus tard – où le groupe construit en live ses nouveaux morceaux – Bagarre sort son premier album, ‘Club 12345’. L’entrée en matière démarre fort avec « Écoutez-moi ». Une simple phrase répétée 34 fois, qui fait écho à un disque à la fois engagé et affirmé où les thèmes s’accumulent et se confondent.

Dans ce club, il est question de lutte et de peur (Béton Armé), de mal-être (Mal Banal), de plaisir et de liberté sexuelle (Diamant, Ma louve), d’amour (Honolulu, Danser Seul, La Vie C Nul), d’alter ego (Miroir), encore de peur (Vertige) et de liberté (Mourir au Club).

Dernièrement le groupe dévoilait le clip de Diamant, ode à la masturbation féminine. Défendu par Emmaï Dee, le morceau tend à libérer la parole sur un sujet encore aujourd’hui tabou. Nous l’avons rencontrée à l’occasion.

 

Emmaï Dee (Bagarre) : Interview
© Mag Hardy – Emmaï Dee @Pitchfork Music Festival 2018

 

Quel est ton parcours ? Tu as toujours su que tu te tournerais vers la musique ?

Oui, j’ai toujours fait de la musique, même si je faisais plutôt de la musique classique à la base.
Je fais du piano et durant mon collège et lycée j’étais au conservatoire de musique à mi-temps, j’ai eu mon diplôme de fin d’études. Mais je savais que je ne voulais pas être pianiste. J’ai bossé dans la production, avant d’être agent de musiciens classiques.

À la base, Bagarre c’était une rencontre de copains, nous voulions faire de la musique ensemble. Et au bout d’un an nous avons réalisé que si nous voulions que ça donne quelque chose il fallait arrêter toute autre forme d’activité… Donc on s’est lancé là-dedans !

 

Quand vous définissez le terme « Bagarre » vous dites que vous avez tous des « combats à mener ». J’imagine qu’ils peuvent être différents selon les personnes. Quel est le tien ?

Un des premiers, ce serait d’être une voix féminine dans la musique. Il y en a mais qui ne disent pas forcément ce qu’elles pensent. J’ai la chance de pouvoir le faire, de m’en sentir libre et d’être appuyée de la bonne manière. Si j’avais mon projet solo, par exemple, j’aurais plus de mal à aborder certains sujets.

L’avantage avec Bagarre, c’est que nous discutons beaucoup. Ce n’est pas évident d’apporter les premières ébauches de textes, mais nous en parlons et nous nous poussons à aller vers les sujets que l’on aimerait aborder, dont nous ne sommes pas sûrs. On est là pour se dire : « Hésite pas, c’est cool, c’est intéressant ».
Un des premiers combats c’est ça : pouvoir parler de ce dont nous avons envie, et de faire une musique que nous avons envie de faire, librement.

Après, à travers les textes, il y a beaucoup de sujets que j’aimerais aborder, plus personnels – l’angoisse de la mort, le fait d’être une femme au XXIème siècle et voir des choses évoluer tout en observant que tellement de choses restent encore problématiques.

 

Être entourée d’un groupe, ça permet donc de pouvoir s’exprimer plus facilement ?

Oui, c’est encourageant, pour chacun de nous.
Dans notre processus de création nous sommes ensemble donc quand on se retrouve sur scène, devant un public ou des journalistes, on sait déjà parler de beaucoup de choses. Le plus difficile est le début, quand on a des idées et qu’on se les présente les uns aux autres.

Une fois qu’est passé ce premier comité d’approbation, ça devient beaucoup plus simple. Tu te sens plus fort et tu sais que tu es appuyé par quatre personnes en qui tu as confiance. Je pense que ça commence par là – créer avec les autres, c’est avoir confiance en eux et admirer ce qu’ils font. Et à partir du moment où c’est validé, on construit la suite ensemble.

 

Emmaï Dee (Bagarre) : Interview
Bagarre – © Pe Testard – De gauche à droite : Emma Dee, Majnoun, Mus, La Bête, Master Clap

 

C’est parce que tu avais des combats à mener que tu as voulu faire de la musique, ou c’est en faisant de la musique que tu t’es rendue compte que tu pouvais peut-être t’exprimer plus librement ?

En fait, les deux se nourrissent. Avec Bagarre, il n’y avait que la musique pour le faire car c’était plus notre truc.
Mais moi par exemple je n’avais jamais vraiment composé avant ce groupe. Et même au sein de Bagarre, comme nous travaillons tous la composition, j’ai écrit seulement quelques morceaux. Ça se compte sur les doigts de la main. Donc c’est plutôt : tu as envie de quelque chose à un moment précis.

Et puis avec la sensation de la scène, le retour que nous avons eu des gens, on s’est rendu compte que nous étions écoutés. Il y a beaucoup de filles qui viennent me voir après un concert et ça m’a fait prendre conscience que même ce que je pouvais dire entre tel ou tel morceau, avait une résonance.
Se sentir écouté, prendre conscience qu’il y a quelque chose que l’on dégage avec Bagarre auprès du public, qui a son oreille, ça donne envie. Tu te dis, « Putain, j’ai envie de m’adresser à cette oreille à fond ».

À la base il y avait des trucs en moi que j’avais envie d’exprimer, mais qui peuvent aussi s’exprimer dans la vie par des milliards de manière. Puis on l’a fait par la musique, et la musique nous a donné envie de dire quelque chose… Tout se répond.

 

Pour la composition, vous amenez donc votre idée et après vous retravaillez ensemble ?

Oui, nous travaillons beaucoup ensemble.
La plupart du temps, les thèmes sont amenés personnellement. Mais il n’y a pas de règles ; parfois quelqu’un va amener un thème qui sera finalement chanté par un autre, qui finira par écrire le texte.

Après, ces processus sont assez longs. Par exemple, pour Diamant, j’ai pas mal travaillé avec La Bête. Au début, il avait cette idée du diamant qu’il voulait rapprocher de mon nom (Ndlr : Emmaï Diamant).
On écoutait une reprise en français de Diamonds de Rihanna, en même temps limite et un peu cool. Nous sommes partis de cette notion du diamant qui serait un mot valise et symbolique, un truc que tu as en toi, en tant que femme ; ta féminité, ton sexe, ta particularité, avec cette idée que c’est aussi quelque chose de précieux, qui peut être volé ou convoité.
Le morceau est parti de ces discussions avec La Bête, et au fur et à mesure j’ai compris ce dont j’avais vraiment envie de parler.

 

D’ailleurs, ce clip, c’est le seul où vous ne vous mettez pas en scène. Il y a une raison particulière ?

C’est le premier clip que l’on a fait qui n’est pas performatif, acté. Nous ne sommes pas assez bons comédiens pour le faire (rires). À la base ça avait été imaginé avec nous, mais ça aurait été moins intéressant.
On aime jouer petitement, mais là, mine de rien, il y a 3 minutes de vidéos. Si tu veux exprimer des émotions il faut que ce soit direct. Ici, c’était l’adolescente blasée. J’aurais pu m’y entrainer, mais ça n’aurait jamais été aussi réel que cette jeune Pauline (Ndlr : Pauline Scoupe-Fournier) qui veut être actrice, qui fait du théâtre, et qui a tout pour ça.
Je pense que c’est parce que c’est la première fois que nous nous sommes lancés dans un court-métrage.
On est hyper content, parce que nous avions envie d’arriver à sortir un clip uniquement performatif, qui est un peu notre truc de base.

 

Quand j’écoute vos textes, j’ai l’impression qu’ils sont souvent tournés vers les nouvelles générations. Montrer un clip avec une ado, c’était peut-être aussi incarner cette idée ?

Complètement ! Même au delà du clip, dans l’écriture du texte – comme je le disais, c’est un morceau qui a beaucoup évolué. Au début j’avais pris le parti de parler, c’était un vrai jeu, puis le morceau a évolué vers un rapport avec un homme éventuel. Mais je me suis rendue compte que ça n’avait pas de lien. C’est devenu évident qu’il fallait que ce soit un « tu », un « toi », et que je m’adresse au jeune moi.

Dans beaucoup de nos morceaux, nous avons essayé de penser à ce que nous avons pu entendre ou ce que nous aurions aimé entendre, même maintenant, comme type de texte. C’est en se plaçant comme ça qu’on dirige nos propos. Et là c’est clairement dirigé : on voulait un texte où je m’adresse aux meufs. Donc à des filles plus jeunes, aussi, car c’est des questions qui ne sont pas évidentes.
La masturbation c’est quelque chose, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes, d’assez flou quand ça arrive. Pour les filles mille fois plus, et je pense que l’échelle est encore hyper déséquilibrée.

 

Vous dites que vous avez toujours voulu faire une « musique à texte ». C’était évident dès le début ?

Ouais, complètement. Justement ce qu’on voulait faire c’était une musique à la fois dansante et qui dit quelque chose. Nous venons d’univers musicaux hyper différents, que ce soit le punk, le rap, la musique pop… Mais dans ces musiques, il y a toujours des choses qui sont dites.
Et puis il y avait ce truc de la musique qui danse, de la techno aussi. On s’est beaucoup retrouvé à une époque où nous sortions pas mal.
On s’est rencontré à Paris et pendant toute une période, au début de Bagarre et un peu avant, nous nous retrouvions dans beaucoup de soirées club, un peu éphémères, en banlieue.
Il y avait cette volonté de danser et de faire une musique qui ne soit pas seulement écoutée, mais qui se vit.

Tu parles de vivre la musique et justement sur scène, tu es très présente. Comment as-tu développé cette aisance scénique ?

Je ne sais pas… C’est quelque chose de naturel, parce que si tu n’es pas à l’aise, c’est difficile de le devenir complètement. Après je pense que c’est aussi lié à notre histoire avec Bagarre. Ce qui est cool c’est qu’on se challenge les uns les autres : « Ah ouais, il va jusque là, trop bien, ça veut dire que c’est possible ».

On avance un peu comme ça, chacun avec Bagarre, parce que de toute façon on ne peut pas évoluer autrement. Nous n’avons pas eu d’autres expériences. C’est quelque chose qui est en nous, qui n’est pas non plus naturel, mais que nous avons envie de créer. C’est difficile à dire…

 

Emmaï Dee (Bagarre) : Interview
© Mag Hardy – Emmaï Dee @Pitchfork Music Festival 2018

 

Tu t’es créé ce personnage, « Emmaï Dee ». Est-ce un moyen de se dépasser, de prendre de la distance ?

Ça c’est sûr ! Ça nous aide tous. Clairement, c’est un besoin, c’est comme un costume. Un costume de scène ou un maquillage pourraient faire la même chose.

Après c’est un tout, mais mon personnage me fait avancer et me fait voir plus loin. Emmaï Dee dialogue avec Emma en permanence. C’est à la fois tout le temps la même personne, et en même temps, ça ne se croise pas non plus systématiquement.

 

Tu inspires Emmaï Dee et Emmaï Dee t’inspire…

Ouais… Je pense oui (rires).

 

Et quelles sont alors les inspirations d’Emmaï Dee ?

Il y en a beaucoup… En ce moment, je suis inspirée par Blanche Gardin ou Charlie Rano de Madmoizelle.
J’écoute Shade de IAMDDB, Another Red Day de Norma ou encore Malamente de Rosalia.

 

Sur l’album il y a Vertige, très différent du reste. Qu’est-ce qui t’as amené vers ce morceau ?

Je te parlais de l’angoisse de la mort – c’est le thème de ce morceau, qui est le fait de regarder le ciel et de se dire « Putain, qu’est-ce que je fous là, c’est quoi ce bordel… Et puis ça va s’arrêter… ».
L’infiniment grand, l’infiniment petit… Ça m’a toujours angoissé, comme beaucoup de gens.
J’en ai beaucoup discuté avec Bagarre au début, car c’est difficile à exprimer. C’était le seul truc que j’arrivais à dire. Ce texte est né assez vite, bien avant Diamant – c’est un des premiers que j’ai voulu écrire. Cette idée que quand je regarde les étoiles, quand je regarde en l’air, j’ai un vertige terrible.
C’était pas facile à exprimer car c’est un truc très classique et qui m’est à la fois très personnel. Ce que cela crée en moi, c’est très personnel.

Et puis ça a été difficile de le placer dans l’album – nous ne savions pas trop où le mettre, mais en même temps nous avons toujours eu envie de l’avoir. C’est passé par pas mal de formes différentes, et finalement on s’est dit que c’était bien pour la fin.

 

Au-delà du fait que c’est revu comme thème, c’est aussi difficile de mettre des mots sur ce ressentiment.

Oui, complètement. Mais c’est comme parler d’une histoire d’amour en fait. Tout le monde peut vivre cette expérience, mais elle est différente pour chacun. Et ce qu’il faut réussir à trouver, pour que ça puisse parler aux autres, c’est ce qui est particulier pour toi ; comment toi tu le vis.
C’est à partir du moment où tu arrives à tirer en toi ce qui fait l’originalité que ça peut toucher plus de monde.
Même si ça sera très différent pour quelqu’un d’autre, le sentiment sera le même.

Nous écrivons des morceaux qui sont à la base proches de nous, puis qui s’en détachent par l’écriture, la poésie… Et je pense que c’est ce mouvement-là.
Le premier mouvement c’est de s’arracher à soi-même ce qui est vraiment au fond de soi et je trouve ça très dur. C’est comme des séances de psy, quoi (rires).

 

Pour terminer, quels sont vos projets à venir ?

Nous faisons une pause dans la tournée, pour écrire des nouveaux morceaux en Décembre. Après normalement nous reprenons en Avril et il y aura l’Olympia le 24 Mai.