Rencontre avec Judeline, joyau de la nouvelle scène espagnole

Sur Hardies, on vous avait déjà parlé plusieurs fois de ce qu’il se passait de l’autre côté des Pyrénées, patrie d’adoption ou de cœur de certains membres de la rédaction. Hinds et The Parrots en 2016, Mourn en 2017, Miqui Brightside en 2018 : c’est peu dire que les nouvelles têtes espagnoles attisent notre curiosité, entre propositions artistiques excitantes et vent de nouveauté vivifiant.

En 2022, on sait donc qu’on peut passer cantaora flamenco underground à superstar mondiale très vite (Rosalía et ses 2 derniers albums franchement révolutionnaires), ou de rappeur 100% madrilène à artiste global programmé au We Love Green et playlisté sur France Inter (C. Tangana). Une hype espagnole ? Pas uniquement : les frontières entre genres et cultures n’ont bien sûr jamais été aussi poreuses, et nos voisins du Sud trimballent – tout comme nous mais dans un style différent – un héritage culturel très fort, qu’ils savent manier et transformer à la perfection…

© Manué Gil Mera

Depuis un peu plus d’un an, l’une des voix les plus excitantes de cette scène vient tout droit d’Andalousie, dans la province de Cadix. En quelques singles suivis d’un magnifique EP De la luz sorti en janvier 2022, Judeline s’est déjà imposée, à 19 ans à peine, comme une artiste importante de son temps. Et on en prend ici le pari, comme une future star. Productions r’n’b ou électro, éléments de musique traditionnelle, textes distillant une poésie brute, la jeune artiste ne rentre dans aucune case mais s’impose comme une évidence pop, une force tranquille et inébranlable, sûre de son Art avec un grand A, car c’est de ça dont il est ici question.

Première interview française, et c’est pour Hardies.

 

Holà Judeline ! Ton premier EP est enfin paru en janvier, quelles sont tes premières impressions sur ces 3 derniers mois ?

C’est un peu comme se libérer d’un poids ! J’avais très envie de le sortir parce que c’était des chansons que j’avais écrites il y a longtemps, et ça n’est pas exactement la musique que je fais maintenant. Mais je suis très contente, et ça a vraiment dépassé mes attentes en termes de retours. Maintenant, je passe à une autre étape.

 

 

Tu as des concerts prévus bientôt pour défendre ce projet sur scène ?

Oui, j’en ai un ce samedi à Madrid (le 2 avril, ndlr). Ensuite j’en ai beaucoup d’autres prévus en Espagne : à Saragosse, en Castille et Léon, à Malaga, Cadix, Barcelone… et en France aussi ! Au festival de la Douve Blanche à côté de Paris en juillet.

 

Tu viens d’Andalousie mais tu as déménagé à Madrid, pourquoi ce choix ?  

C’est très difficile de te consacrer 100% à la musique si tu ne vis pas à Madrid… C’est le centre de tout, tu peux être en contact avec n’importe qui… Je viens d’un petit village de la province de Cadix, et je ne peux pas tout faire seule là-bas. Dès que je suis arrivée à Madrid, j’ai rencontré des gens, j’ai déménagé, j’ai beaucoup plus travaillé et c’est bien mieux pour mon projet de carrière maintenant.

 

Justement, comment tu as rencontré tous ces gens qui composent ton équipe aujourd’hui, entre les producteurs, le manager, les éditeurs, etc ?  

Un de mes producteurs est de Jerez, dans la province de Cadix également, donc on vient quasiment du même endroit. On se connaissait de là-bas, on a très vite commencé à travailler ensemble et on est parti à Madrid en même temps. Grâce à lui j’ai rencontré plusieurs producteurs avec qui je travaille maintenant, qui connaissent plein d’artistes, et de fil en aiguille… j’ai pu trouver mon manager, et je suis également signée en édition.

 

Tu es à Paris pour quelques jours, pour travailler avec des producteurs français (dont nous tairons le nom), qu’est-ce tu penses de la scène musicale ici, comment tu la perçois depuis l’Espagne ? 

Je suis vraiment fan ! Je ne connais pas non plus une tonne d’artistes, mais depuis plus d’un an je suis littéralement scotchée par ce que fait Laylow, c’est devenu une obsession. Maintenant je suis à fond sur La Fève, Smeels aussi, Hamza, Aya Nakamura bien sûr ! Ici, j’ai l’impression que les artistes ont plus d’influences venant des Etats-Unis, alors qu’en Espagne c’est plus tourné vers l’Amérique latine. La musique française peut plaire et s’exporter en Europe, alors que chez nous c’est vraiment fait pour les autres pays hispanophones… chez vous c’est plus frais, pour moi du moins. Mais maintenant en Espagne pas mal d’artistes sont dans la même vibe qu’ici, entre rap, hip-hop et trap.

 

Et toi, musicalement, quel est le chemin que tu veux prendre ?   

 Je veux faire des choses nouvelles, des choses qui n’ont jamais été faites. Bon, c’est impossible de faire quelque chose de 100% nouveau, mais j’ai vraiment envie de créer un son qui ne soit rien qu’à moi. Et puis voyager, rencontrer des artistes, apprendre d’eux. Apprendre le plus possible en fait !

 

Comment tu as l’habitude de composer et de travailler pour tes morceaux ?   

Ça dépend énormément de la confiance que j’ai avec mon ou mes producteurs. Par exemple, cette semaine à Paris, je ne connais pas encore bien les gens avec qui je travaille, et même si je les adore je ne me sens pas encore complètement à l’aise. Donc je les laisse faire leur partie du travail à fond, moi j’écris, je propose quelques idées, mais ce sont des processus assez séparés. J’enregistre mes parties après, que je pose sur ces différentes productions. Alors que quand je suis avec mon équipe de toujours en Espagne, je suis vraiment avec eux pendant qu’ils composent les instrus, à chaque étape, et je propose et modifie moi-même les éléments directement.

 

Dans ton EP De la luz, sorti en janvier, tu parles beaucoup du village où tu as grandi et des souvenirs que tu as des lieux de ton enfance. C’est une chose importante pour toi, se souvenir d’où on vient ?

 Bien sûr ! Quand je vivais là-bas, je voulais partir et je rêvais tout le temps du type de vie que j’ai maintenant, artiste dans une grande ville… Et aujourd’hui, je repense tout le temps à mon enfance, mon adolescence et tous ces lieux et ces moments… Je crois que je les apprécie beaucoup plus avec le recul que j’ai acquis au fil des ans. Je me suis réconciliée avec tout ça en fait.

 

 

Est-ce que tu as des inspirations ou des modèles, dans la musique et en dehors ?  

Déjà, toutes les femmes puissantes, qui ont accompli des choses importantes ou qui ne se sont pas laissé faire. Toutes celles qui sont allées chercher des choses que personne n’était allé chercher avant. Aujourd’hui dans la musique par exemple, je dirais Nathy Peluso, Rosalía, Doja Cat… Ensuite, je dirais des artistes plus anciens et classiques, comme Camaron de la Isla.

 

En Espagne, j’ai l’impression que le poids de la tradition, de l’héritage culturel, est très important, est-ce que c’est quelque chose que tu ressens ?  

Oui complètement ! Mais en France aussi je trouve. Quand j’écoute Stromae, j’ai la sensation d’écouter des mélodies françaises traditionnelles. Mais oui, c’est certainement moins marqué qu’en Espagne. Chez nous, c’est vraiment lié à nos racines. Et c’est normal, en Andalousie, partout où tu vas, il y a du flamenco, ça n’est pas un cliché : dans le bar en bas de chez toi, chez le coiffeur, avec ta famille après un repas, à Noël… tout est tradition !

 

Ta musique comporte justement quelques éléments de musique traditionnelle, parfois dans la guitare, le rythme ou le chant. Comment tu arrives à mélanger ça avec le côté moderne et expérimental très présent aussi dans tes morceaux ?

Au final, j’essaie de toujours garder le maximum de naturel, pour que ça ne soit pas juste une pose. Je ne me dis pas « tiens, je vais mélanger ça avec ça parce que c’est complètement différent ». Simplement, dans le process d’écriture et de composition, je choisis au fur-et-à-mesure les éléments qui me plaisent le plus, sur le moment. Que ça soit la guitare, la mélodie… il faut que ça sorte de moi naturellement. Et comme j’ai pas mal d’influences différentes et que je suis un peu un « shaker humain » (rires), j’ai ça en moi et ça vient tout seul. Par exemple, juste aujourd’hui en studio, je me suis rendu compte qu’une mélodie que je faisais à la voix était quasiment la même que celle d’un dessin animé que je regardais petite.

 

Et tu travailles donc sur de nouvelles choses pour la suite si je comprends bien ?  

Je travaille sur quelque chose de plus gros qu’un EP, mais je ne sais pas encore exactement quoi, ni combien de temps ça prendra. Je vais bientôt sortir un nouveau single, d’autres vont suivre, mais j’aimerais évidement sortir un plus gros projet.

 

Tu aimes tout particulièrement ce travail en studio, ou tu préfères le live et l’expérience avec le public ?

Comme ça, je dirais que les moments que je préfère sont ceux que je partage en studio avec mes producteurs. Mais en réfléchissant bien, depuis que je suis petite je rêve d’être sur scène. Pour être encore plus précise, je rêvais qu’on n’entendait même pas ma musique parce que les gens criaient les paroles trop fort. J’ai toujours gardé cette image en tête. Et j’ai peu donné de concert ces derniers temps, donc l’expérience du live reste un peu au stade du rêve pour le moment. Le studio, je sais vraiment ce que c’est, et il y a des moments que j’adore. C’est presque de la méditation, être devant le micro, écouter sa voix, écrire…

 

Comment tu as réussi à trouver ta place dans l’industrie musicale aujourd’hui, qui peut parfois être rude, voire violente ?

D’abord, comme c’est un travail où tu penses beaucoup à toi et à ce que tu fais, c’est très facile de beaucoup se critiquer, et d’avoir une basse estime de soi, comme le contraire d’ailleurs ! Il faut faire attention.

Ensuite, quand j’ai commencé, j’étais très jeune, et en plus étant une femme, les gens se sont beaucoup permis de penser et de s’exprimer à ma place… si tu y accordes de l’importance, c’est fini ! Au début, ça m’énervait, et ça me perturbait, mais j’ai réussi à m’en détacher. J’ai toujours été la fille un peu bizarre de la classe, même de mon village, donc au final j’ai été habituée assez vite à assumer ma personnalité et mes différences. Et je peux décider de donner de l’importance à ce qui mérite qu’on lui en donne.

Après, si je deviens super célèbre, j’imagine que le niveau de pression et de critiques auxquelles tu es exposé est terrible… mais au final, je crois que si tu fais attention à ta santé mentale, que tu restes connecté avec toi-même, que tu suis si besoin une thérapie ou au moins que tu parles de tes sentiments, tu peux résister à tout ça.

 

Et pour finir, pour nos lecteurs français : dans cette nouvelle scène espagnole très excitante, il y a quelques noms que tu retiens plus que les autres ?   

Déjà, je dois dire que toute cette scène plus rap m’a énormément inspirée depuis quelques années, notamment dans ma façon d’écrire. Le nom qui me vient comme ça est celui de Dellafuente, ça a vraiment été ma plus grande influence pendant un moment. Je l’écoute toujours énormément ! C’est l’asrtiste espagnol avec qui j’aimerais le plus collaborer aujourd’hui. Il vient d’Andalousie en plus, et il n’y a pas beaucoup d’artistes andalous qui évoluent dans ce style…

Sinon, notez bien, je dirais : Ralphie Choo , Abhir Hathi , Léon Cordero , Rusowsky

Merci beaucoup à toi et force pour toute la suite de ta carrière !