SOPHIE, SO POP ?

Depuis environ 5 ans, un collectif londonien défriche et anime tout un pan d’une pop music aventureuse et complexe. L’une de ses têtes d’affiche, SOPHIE, a sorti son premier album au début de l’été sur le label Future Classic (Flume, Jaguar Ma, Flight Facilities…). A la croisée des genres, musicaux ou biologiques, PC Music brouille volontairement les pistes, et désarçonne l’auditeur. Mais loin d’un geste artistique vain, ce mouvement questionne les cloisonnements entre styles musicaux jusqu’à peut-être s’inscrire lui-même en tant que style à part entière. L’album de SOPHIE, fort et abouti, en est l’exemple le plus frappant.

 

SOPHIE, So Pop ?
SOPHIE dans le clip de “It’s Okay to Cry”

 

Petite mise en contexte

Il faut bien commencer par dire qu’on ne sait plus trop ce que signifie le mot « pop » aujourd’hui en tant que genre musical. Si l’on se réfère au sens « populaire », force est de constater que le r’n’b et le rap raflent la mise, autant d’un point de vue international que francophone. D’un côté plus technique, la « pop» est un dérivé du jazz, par le rock’n’roll, une sorte de version simplifiée de musiques complexes, par définition plus accessible et donc susceptible de connaître un succès populaire. La notion reste très large et difficile à définir, sorte de rock édulcoré, d’électro simplifiée, ou de variété plus léchée.

La musique pop s’opposerait ainsi par principe à la musique expérimentale, avant-gardiste, qui se pose en rupture des normes classiques du style d’une époque, tant par les techniques utilisées que par la volonté artistique exprimée.

 

Une oeuvre hybride et déroutante

 

SOPHIE, So Pop ?

 S’il faut réfléchir autant sur les styles musicaux en même temps que l’on écoute le premier album de Sophie, c’est bien la faute des trublions de PC Music. Collectif autant que label, créé par le jeune producteur anglais AG Cook en 2013 à Londres, la démarche des britanniques déroute totalement au premier abord, à deux doigts de l’ironie musicale ou de la blague : les morceaux de la dizaine d’artistes du collectif, toujours publiés sur soundcloud, versent presque tous dans une pop suave et à l’eau de rose tout en incorporant des passages électro dignes de la dance music la plus kitsch, trash et violente, frôlant parfois l’inaudible. Un mélange de voix de barbies et de scies métalliques. On aura connu plus reposant comme expérience musicale.

Quasiment aucune interview presse, des artistes à l’image très retouchée, quasi robotique, un mauvais goût assumé : les britanniques divisent depuis 5 ans critiques comme public. On oscille toujours entre coups de génie, pop classique et artifices grossiers. Mais alors pourquoi s’acharner à écouter, à en parler ? Parce que ‘Oil of Every Pearl’s Un-Insides est tout simplement une bombe.

 

SOPHIE, So Pop ?
QT et Hannah Diamond, l’esthétisme à la sauce PC Music

SOPHIE, SO POP ? 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les 9 morceaux dont il est ici question sont l’oeuvre de Sophie Xeon, dite SOPHIE, une productrice, chanteuse, songwriteuse et DJ écossaise de 32 ans. Née homme et devenue femme, sous des traits et une plastique futuristes, elle concentre en elle-même ces mélanges étonnants qui font le sel de PC Music, et qui sont toujours présents sur l’album. Paru sur le label australien « Future Classic », il garde la folie propre au collectif londonien tout en faisant montre d’une véritable cohérence. Balades intemporelles, véritables classiques instantanés, comme l’ouverture « It’s Okay To Cry », furie électro métallique, BDSM-friendly, qui ferait carrément peur, sur les bouillants « Pony Boy » et « Face Shopping », nappes vaporeuses et voix hypnotique dans la sublime « Is It Cold In The Water ? », les influences sont multiples mais l’ensemble tire dans la même direction : la recherche du refrain imparable, de la beauté dans l’intriguant, de la nouveauté. On vous laisse juger ici et ici.

 

SOPHIE, So Pop ?
SOPHIE et ses danseuses dans le clip de “PonyBoy”

 

Et c’est plus que réussi, car tout semble neuf dans l’album de SOPHIE, souvent excitant, parfois vaguement familier, mais jamais ennuyant. La sortie de route, la provocation, est ici contrôlée par un gros travail de production et d’arrangements. Les beats futuristes ultra compressés sont d’une efficacité et d’une précision sans faille, et les synthés et les basses prennent aux tripes. La voix de la chanteuse, souvent déformée dans les aigus, devient un instrument à part entière et sert le propos d’une œuvre souvent hybride mais toujours réfléchie, cohérente, et surtout marquante.

 

Le mélange entre pop et avant-garde, une forme de désuétude et catégorisations musicales ?

Un superbe album, donc, mais qui reste inqualifiable, mouvant, comme s’il nous échappait même après plusieurs écoutes. Le mouvement PC Music aussi bien que l’effort de SOPHIE apparaissent à première vue comme un geste avant-gardiste, à la fois en innovant ad nauseam dans les textures sonores, l’image, les voix, mais aussi en recyclant des éléments de la culture internet et pop des années 2000 et 2010, à la manière, expérimentale elle aussi, d’un Warhol ou d’un Duchamp des grandes heures.

Mais impossible de nier pour autant que la musique de Sophie reste pop. A côté de ses premiers singles et succès « Bipp » en 2013 et « Lemonade » en 2015, elle s’est attelée à la production de bon nombre d’artistes, y compris Madonna, Rihanna et Charli XCX.

Même si la course à la crédibilité artistique des plus grandes pop-stars à travers les productions d’artistes plus underground (Jamie XX, James Blake, etc…) est un phénomène avéré, voilà la preuve que l’univers et les sons de Sophie peuvent toucher un grand public à travers un format plus classique. Même dans ses propres chansons, l’écossaise use de procédés purement pop, bien que parfois pervertis et modifiés. Mais le côté catchy, les quelques refrains entêtants, et la douceur de certains morceaux rejoignent bien la définition difficilement établie précédemment de la musique « pop».

 

SOPHIE, So Pop ?
SOPHIE et badgalriri back in 2014

 

Une chose est sûre, SOPHIE ouvre de nouvelles portes dans le paysage musical actuel. Cette pop du futur, ou cette électro expérimentale léchée (on ne sait toujours pas) casse les codes musicaux aussi bien que ceux d’image ou de genre, et s’inscrit ainsi dans un mouvement artistique global. Qu’elle soit la partie la plus mainstream de l’underground ou la partie la plus underground du mainstream, l’écossaise est un personnage important du paysage culturel de 2018.

Une artiste indispensable pour démontrer par l’absurde la futilité de certaines catégorisations musicales et la sur-intellectualisation de cet art (ce qui est exactement ce que l’on vient de faire, mais on devait le faire, désolé).

Des artistes comme David Bowie, le Velvet Underground ou plus récemment Kanye West, à la fois populaires et avant-gardistes, ont réussi à conjuguer différents styles, différentes images, sans jamais apporter d’explication infantilisantes à leur public. Ils naviguaient ainsi sur les eaux de l’expérimentation, mais aussi sur celles de la démocratisation de leur art, réussissant à briser certaines frontières au sein du monde culturel. SOPHIE semble répéter ce schéma, sorte de cycle perpétuel de la création artistique. Si elle se pose en rupture, loin au-dessus des « lois » de la musique, elle est bien tournée vers le futur et un public toujours plus conséquent.

« The beginning and the end of pop music as we know it », lisait-on il y a peu sur la page Facebook de PC Music. Une causticité so british, plus so punk que so pop, so inclassable surtout, and so what ?