Mila Dietrich : Interview

« Bandeau sur ta gorge, ne cesse de serrer », commence Lien de Sang extrait de l’EP ‘Intrusion’ de Mila Dietrich.
Sulfureux tout le long, entêtant et physique, l’EP évolue entre techno minimale et synthwave lancinante. Son image rappelle celle des films noirs où défilent des personnages ambigus, souvent tragiques. Cette esthétique froide et trash colle au disque comme elle collerait à la peau : on déambule dans un club, la nuit, au rythme de flashs et beats répétés. Un club où l’on se perd, où tout semble permis.

 

 

Tu as commencé comme batteuse dans des groupes, qu’est ce qui t’as amené vers la musique électronique ?

J’ai joué de la batterie dans pas mal de groupes quand j’étais ado, pendant assez longtemps, dans même beaucoup de groupes (rires). À la base je viens vraiment du rock et du punk. Je le raconte toujours de façon ironique mais c’est vrai, c’était chiant les groupes (rires). À cet âge là, je n’avais pas forcément envie de faire une carrière dans la musique mais j’avais envie d’avancer. J’avais l’impression de porter à bout de bras ces groupes où il y avait toujours un problème et qui n’allaient jamais où je voulais. J’ai commencé à sortir, à écouter beaucoup de musique électronique et à me familiariser avec ce son là. Je me suis rendue compte qu’il fallait que je fasse mon projet solo et que ça allait être avec la musique électronique, en produisant sur Ableton, et en mixant. Ça s’est fait comme ça, de la volonté d’avoir un projet solo.

Je n’aurais pas pu faire de projet rock ou punk, car paradoxalement j’aime l’idée de groupe. Faire un duo de cold wave ou de garage, c’est un projet que je garde peut-être pour plus tard.

 

Tu parles de cold wave, avec la synthwave se sont des influences que l’on peut entre autre ressentir dans ta musique. Comment ça t’es venu ? Par envie de ramener tout ce background musical ?

Je ne reste pas bloquée dans la techno, j’écoute des choses très différentes. Notamment du rap, j’aime bien l’esthétique et la façon qu’ils ont de jouer avec l’image.
Dans la musique électronique j’écoute beaucoup de minimale et de trance, mais en ce moment c’est surtout de la cold wave.
J’aime me servir de ce background là dans la musique, mais je ne sais pas pas si c’est fait consciemment. C’est assez naturel et c’est parfait parce que toutes les références que tu as cité sont vraiment des influences. Même si je ne fais pas de la cold wave, j’en écoute, donc je suis contente que ça puisse transparaître et se ressentir dans ma musique.

 

Oui, dans Lien de sang typiquement.

Là je suis partie sur quelque chose de plus ouvert qu’habituellement, de plus synthwave et moins dancefloor, même si ça l’est dit comme ça.
Mais j’ai aussi envie d’aller vers là, tout en restant très techno. Au final dans mon EP ‘Intrusion’, il y a deux tracks vraiment techno minimale, très dansants, et deux tracks plus ouverts, avec notamment la voix sur le dernier morceau.
J’ai envie de me laisser aller vers des tracks comme ça, un peu moins calibrés techno, pour varier. Sinon après on fait toujours pareil et ça m’angoisse au plus haut point (rires).

 

Justement les voix, c’est assez important dans ta musique. C’est la base de tes compositions ?

Non pas du tout, c’est un élément qui se rajoute : la pièce maîtresse, qui va donner vie aux tracks.
Mais maintenant j’apprends à faire des tracks sans voix aussi. Non pas que je veuille m’en éloigner, mais aussi parce que les synthés suffisent parfois. Mettre des voix, c’est vrai que c’est un réflexe que j’ai pris très tôt, et j’adore ça. Même dans mes sets, je vais jouer mes morceaux, mais sur les autres il y a aussi énormément de voix. Je pense que c’est ma patte. On y revient, mais je pense que ça vient de mon background musical : la cold wave, le rock, il y a souvent du chant, et ça me parle.

Quand j’ai commencé mes premières soirées techno, je me souviens que ça m’interpellait beaucoup plus quand il y avait des voix sur les sons. D’un coup il se passait un truc et je réalisais qu’avec la techno tu peux faire passer des messages directs. Je trouvais aussi qu’il n’y avait pas grand monde qui le faisait.

 

 

Dans tes morceaux il y a l’idée de désir qui revient régulièrement, avec notamment le choix des voix, froides et trashs dans les textes. Tu te dis aussi inspirée par le BDSM. Quel est le lien entre tout ça ?

Comme je te le disais les voix sur le dancefloor m’ont vite interpellées et c’est le constat duquel je suis partie. Ces voix sulfureuses, un peu sexuelles, ça m’interpelle encore plus. Quand t’es en soirée le son peut te mettre dans une sorte de transe, alors quand tu rajoutes une voix à la fois dark et sensuelle, tu peux carrément partir quoi (rires). Et c’est ce que j’essaie de faire.

Cette idée de désir, c’est ce que j’aimerais faire transparaître dans mes sons, et c’est aussi mes inspirations ; j’aime bien les films avec des univers à la fois froids et sombres. Mais aussi des esthétiques bien sulfureuses et trashs.

Avec les voix tu peux très vite le faire transparaître, mais c’est aussi quelque chose qui se voit sur les pochettes. J’aime bien jouer avec ces codes là ; plutôt que faire quelque chose de lisse, tu peux creuser et faire des choses marquantes. Les trucs lisses, les univers géométriques, comme ça se fait beaucoup en techno, ça ne me parle pas et ça me saoule (rires).

 

Juste avant tu disais que tu ne chantais pas mais sur plusieurs morceaux, comme Hurt Me Harder, Devil ou Nymphoniac, on retrouve toujours un peu la même voix…

J’aime bien garder un certain mystère autour des voix. C’est vrai, ce n’est pas ma voix sur ces morceaux. Quand c’est moi ça va être très succinct, seulement quelques mots. De temps en temps je me lâche, il y a un track assez récent, Enough, c’était ma voix. Allez, je te lâche ça (rires). Mais je dis quoi, trois mots ?

En fait, j’ai une idée très précise de ce que je veux en termes de voix, alors je fais appel à des voix qui collent et se ressemblent. Il y a en effet une voix qui revient régulièrement, mais je tend à faire des collaborations avec d’autres personnes, comme récemment Théodora.

J’ai vraiment cette idée de voix à la fois sensuelle mais pas non plus trop sexy ; un truc qui reste sombre et froid. C’est souvent des voix de meufs, et j’ai ma DA très précise (rires). Mais je suis ouverte, en ce moment j’essaie de changer un peu, sinon c’est toujours pareil et je ne veux pas non plus tourner en rond.

 

Là avec Théodora c’était assez différent !

Oui voilà, avec Théodora c’était mon premier featuring mais aussi mon premier track en français. Ça s’est fait très vite et je suis très contente car je suis fan de cette artiste. Je trouve géniales les paroles qu’elle a écrites, l’histoire que ça raconte et la façon dont elle a posé sa voix sur l’instru ; ça  donne vraiment vie au track.

À la base je voulais faire un disque avec seulement des featurings et des chanteuses. Je voulais absolument une voix sur Lien de Sang, un vrai travail de featuring. Et c’en est une belle définition car elle s’est complètement réappropriée le morceau.

 

Tu fais pas mal d’autres collaborations, notamment avec Sara Zinger. Qu’est ce que ça apporte à ta musique ?

Avec Sara on est très proches, autant artistiquement que personnellement. On a commencé quand des programmateurs nous ont proposé de faire un B2B ensemble. Nous avons fait un premier track ensemble, mais qui n’est pas sorti parce que je n’étais pas encore satisfaite. Elle le joue dans ses sets, il marche bien, mais il faut juste qu’on le retouche un peu.
Nous avons envie de faire un EP ensemble. Pour le moment, je fais l’instru et elle met sa voix dessus, ça marche super bien comme j’adore reprendre des voix, jouer avec et les triturer.

La peur de faire toujours la même chose m’angoisse vraiment. En partant de ce point de vue là, les collaborations permettent de créer quelque chose de nouveau et d’aller sur des terrains différents.
Au delà de ça, quand tu fais une collaboration, il y a un effet de synergie et c’est envisager d’autres façon de travailler.
Ça ouvre aussi la créativité ; par exemple, le morceau Lien de sang en français, moi je n’y aurais pas forcément pensé. D’ailleurs au début ce devait être de l’italien. Théodora a une super voix, encore plus charismatique en français. J’y ai pensé parce que c’était avec elle, j’y ai pensé pour elle (rires).

 

 

Dans l’EP il y a aussi Raven sur Devil.

Raven c’est un peu un hologramme (rires). Non c’est une vraie personne mais c’est très mystérieux, personne ne sait qui c’est sauf moi.
Ce n’est pas une chanteuse, ce n’est pas une artiste, mais elle a une voix de dingue et j’adore taffer avec Raven, avec cet hologramme (rires). C’est un peu ma voix… Parce que c’est celle qui incarne ma musique, la voix parfaite. Mais ce n’est pas la mienne, je ne dirais pas ça t’imagines bien ! Et t’entends bien que ce n’est pas moi de toute façon. Où alors je prends vraiment une voix de minitel rose, je mets un masque et d’un coup j’ai une autre voix…

 

‘Intrusion’ est sorti récemment, qu’est ce que tu peux nous dire dessus ?

Cet EP est vraiment en deux parties, il y a un concept autour du disque : ‘Intrusion’ parle d’une soirée en club, avec les deux premiers morceaux très techno minimale, rave. Puis d’un after un peu sulfureux qui part en vrille, sur les deux derniers tracks. Un after avec du sang, où il y a beaucoup de lâcher prise.
Je l’ai vraiment construit en deux temps, même au niveau de la composition.

Sur chaque EP, j’aime imaginer des concepts et me raconter des histoires. Ici, dans la deuxième partie de l’EP, il a tout un truc autour du flingue.

 

Du coup tu en fais…

Une suite ? (rires)

 

Alors un clip mais pourquoi pas une suite ?

Oui, ce n’était pas prévu mais ça s’est fait sur le tas finalement. Le clip de Lien de Sang a été réalisé par Lola Margrain, une réalisatrice que j’adore.

Je suis très contente car ce track demandait un clip, il raconte une histoire assez précise. J’imaginais pas mal de choses : une vieille bagnole, deux meufs dans un trip un peu rétro, comme la pochette. J’avais les grandes lignes, mais Lola Margrain s’est tout réapproprié ; elle a écrit en se basant sur les paroles et mon brief global.
Elle a repris les codes et elle est partie en roue libre totale mais c’est génial !

 

Et alors une suite ?

Une suite… Je dis ça mais je ne sais pas si on peut faire une suite, tout le monde est mort après (rires). Mais pourquoi pas… Je n’y avais pas pensé, j’y pense en te le disant. Compliqué de faire une suite à ça. Peut être plus une nouvelle histoire.

 

Tu m’as plusieurs fois parlé de l’image, j’ai l’impression que c’est important dans ta musique ?

Ouais, carrément. C’est toujours ce truc d’incarner, avec une touche d’humain, avec des voix… Et j’aime les visuels figuratifs, qui racontent un truc. Quand je te disais que je n’aime pas les trucs géométriques, c’est parce que ça ne m’intéresse vraiment pas. Peut être que si je faisais de la techno berlinoise, j’essaierais de creuser ça.
C’est plus compliqué de trouver des inspirations dans quelque chose d’abstrait, ça ne me parle pas. J’aime les trucs qui racontent des histoires, assez frontaux, où tu peux imaginer et voir des choses.

Encore une fois je pense que ça vient de mon background musical ; le rock est hyper figuratif, notamment les pochettes de disques. J’aime reprendre des codes de ces univers visuels et les apposer à la techno. La pochette de l’EP ‘Intrusion’ avec le flingue, on pourrait penser à un disque d’un autre genre, et j’aime casser les codes de cette façon.

 

 

Tu fais partie de Conspiration. Comment le collectif est né ?

Conspiration est né il y a un an et demi, ça s’est fait très spontanément. Je suis arrivée à Paris dans ces eaux là et on était plusieurs producteurs et djs à se connaitre. On a voulu monter un crew ensemble. On était de plus en plus proches, on se croisait sur des soirées… Et c’est partie d’une volonté de mettre nos forces en commun et d’avancer ensemble, de jouer sur les mêmes soirées. Des affinités se sont créées, et c’est parti de là. Maintenant on organise des soirées, on a aussi fait une compile.
Après il y a aussi la volonté commune d’être un collectif féministe, queer, en non mixité meufs et trans. On s’est rendu compte qu’il n’y avait personne qui faisait ça, ou peu.

 

Tu as aussi participé à la compilation de Babi(e)turix !

J’avais joué à une Wet il y a quelques années et je suis assez proche de Rag, avec qui on a fait des soirées. Elle m’a appelée et j’avais le morceau Enough qui n’était jamais sorti, c’est celui qui figure sur la compilation. Et c’est chouette, Barbi(e)turix c’est un beau panel de la scène féminine et queer française en ce moment. Il n’y a pas tout le monde mais c’est cool, c’est un vivier.

 

Ton nom vient de Marlene Dietrich. Tu as aussi un morceau qui s’appelle Poème en allemand. Sans pour autant faire de la techno berlinoise, tu es intéressée par cette scène ?

Le nom je l’ai pris parce que les gens me prennent souvent pour une allemande, comme j’ai un peu le physique qui va avec. Les gens me parlent assez vite en anglais ou en allemand. C’est venu après mais Dietrich c’est parce que j’aime vraiment la symbolique qu’il y a autour de Marlene Dietrich : ce qu’elle représente, des symboles d’indépendance, de liberté, de pleins de trucs qui sont chouette. Je la trouve belle et j’aime aussi beaucoup son histoire.

Et la techno à l’allemande c’est carrément une inspiration, mais au delà de ça, c’est surtout la façon de faire la fête en elle-même. La techno allemande, berlinoise, je n’en suis pas très proche finalement.
J’aime vraiment l’idée de fête libre qu’il y a à Berlin et même en Allemagne, surtout de l’Est, c’est plutôt de ça dont je me sens proche. Voila. Tu as une question piège pour la fin ? (rires)

 

Et alors, Raven ?

Raven, parlons-en… (rires)

 

Retrouvez Mila Dietrich ce mercredi 29 Janvier au Rex Club, pour la release party de son EP ‘Intrusion’.